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      Papillons Méchants & Evolution

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           Approche n°1

           Voici deux papillons portant des masques dorsaux que l'on pourrait interpréter comme humanoïdes :

       

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           Ce premier papillon  est un gros sphinx (6 ou 7 cm de long) que j’avais photographié il y a quelques années dans un vignoble du Sauternais.  Il était posé sur un piquet de vigne, médiocrement mimétisé avec la couleur du bois.  Ce n’est pas un sphinx tête-de-mort, mais une variété qui semble être plus rare, et dont le masque thoracique en diffère beaucoup.   Il faut noter que si le sphinx tête-de-mort le plus courant est pour nous assez sinistre à cause de son évocation de la mort, son masque mortuaire ne porte cependant pas des signes d’agressivité… Il n’évoque guère que le mort débonnaire des cimetières de bonne fréquentation. Or ce qui est remarquable dans la variété que j’ai photographiée, c’est que son masque porte les caractères bien marqués de l’agressivité : yeux courroucés, bouche fendue à plat et armée de dents pointues.

           Noter que ce «Papillon 1» se tient en posture orthostatique, avec la tête en haut.

       

       

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            Ce «Papillon 2» est un animal de petite taille (moins de 2 cm de long) que j’ai photographié la semaine dernière sur une vitre de ma maison.   Toute sa surface est occupée par l’évocation d’un visage (interprétable comme humain, lupin ou félin), qui n’est pas spécialement agressif, mais assez inquiétant à cause du soulignement peu banal de son «regard».

            Noter que ce «Papillon 2» se tient dans une posture inversée par rapport au «Papillon 1» : il a la tête en bas.

            A titre de vérification, j’ai retourné la photo, de façon que «Papillon 2» ait la tête en haut. 

       

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       PHOTO NORMALE                             PHOTO RETOURNÉE

       

            Mais dans cette position artificiellement obtenue, le masque a disparu.  (On peut toujours s’amuser à voir encore quelque fantasmagorie de visage, car notre force d’intégration perceptive est très puissante, mais il faut faire un effort et le résultat n’est pas d’un grand intérêt par rapport au masque de la photo à posture normale).

           Pour conclusion provisoire, admettons que l’évolution ait sélectionné cette espèce dont le décor dorsal suggère un visage, à partir d’individus qui se tenaient de préférence la tête en bas, de sorte que ce visage soit lisible orthostatiquement depuis l’extérieur. 

           Pour la petite histoire, chaque fois que des papillons de cette espèce avaient la mauvaise idée de se poser quelque part avec la tête en haut, ils se faisaient manger par les prédateurs de service, parce qu’ils n’étaient plus protégés par leur masque dorsal.

           Ainsi va la sélection naturelle.     Oui, mais…  

       

       

           Approche n°2 

           Oui, mais...   Cette séduisante hypothèse prendrait pour acquis que les prédateurs de cet insecte, principalement des oiseaux, seraient sélectivement sensibles à la vision d’un masque aux traits humanoïdes.   Prise dans ces termes bruts, l’idée paraît fantaisiste, car si l’humain est bien en train de devenir la terreur planétaire de toute vie, la sphère d’intéressement vital des papillons autant que des oiseaux et celle de l'homme ne peuvent pas croiser des enjeux qui leur seraient de même catégorie : l'homme est un ennemi indirect de ces espèces et non un ennemi direct.  En conséquence, les oiseaux ayant des ennemis directs bien plus actifs que ne le sont les individus humains, on voit mal d'où viendrait que des papillons se servent d'un masque humanoïde pour leur faire peur.   Or c'est pourtant un fait, et le problème demande donc quelques approfondissements.

           Je vais poser successivement plusieurs contextes de considération, en vue d'une synthèse finale. 

           Ayant été dans une première partie de ma vie, passionné de plongée sous-marine ainsi que de chasse en apnée, J’ai deux souvenirs très marquants qui me viennent en secours.   J'aimais beaucoup attraper le poisson dont je faisais mes repas, bien que dans cette activité prosaïque je n'en continuai pas moins à faire dominer mon intérêt d'observation (je tiens ma plus grande compréhension du monde biologique, de mes observations sous-marines, et j'ai bien plus tiré de connaissances des explorations que je faisais en apnée que de mes plongées en scaphandre autonome).  J'avais ainsi remarqué que les poissons traqués n’étaient vraiment en alerte, ou pris de panique, que lorsque la flèche de l’arbalète était dans leur alignement.   Lorsqu’elle se trouvait en toute autre direction que celle de l'alignement exact, ils semblaient ne pas trop s’en préoccuper.   En effet, dans l’eau, la résistance physique de ce milieu fait que la propulsion d’un objet se fait le plus facilement dans le sens de sa forme la plus allongée.  C’est donc vrai pour la flèche, comme pour la forme hydrodynamique des poissons.  Il faut pourtant se demander comment un poisson peut avoir la connaissance de cela, au point de savoir le danger de la flèche lorsqu'elle est alignée.    La réponse est que sa propre possibilité de se mouvoir est assujettie aux résistances hydrodynamiques et que toute sa psychologie vitale de poisson est imprégnée de leur loi.   Il projette ensuite cette connaissance sur les objets qui l’environnent : il sait ainsi qu’un poisson prédateur ne peut lui sauter dessus que lorsqu’il est correctement orienté vers lui, et il sait aussi que la flèche ne peut l'atteindre que lorsqu’elle est dans son alignement.   Il connaît l’hydrodynamique du danger.

           Pour autre expérience qui me vient, j’étais familier des bancs de petits requins qui pullulaient par gros temps, non loin de la côte (ils avaient dévoré bien des fois les poissons que j’avais pêchés).  Un jour où l’eau était particulièrement trouble, je sus qu’un banc très nombreux était autour de moi, parce que j’en voyais des individus surgir continuellement dans mon champ de vision de tous les côtés, et chaque fois, avec des tailles différentes (de 50 cm de long jusqu’à 1,50 m).  Or ce ne fut pas sans une assez forte émotion que le plus gros d’entre eux s’arrêta face à moi et approcha doucement sa tête de la mienne.  Je ne bougeais pas.  Il tenait son museau à une dizaine de centimètres de la vitre de mon masque.  Ses deux yeux, dont le globe est d’une ressemblance troublante avec des yeux humains, me regardaient, bien en face.    Au bout d’une éternité de quelque cinq à six secondes (ou peut-être plus, car je n'ai pas bien su évaluer le temps de cette confrontation), il se détourna et partit lentement...  comme si je n’avais pas été quelqu’un d’intéressant pour lui, ou comme s’il avait eu assez de me voir.  

           Dans les réflexions que je fis ensuite chaque fois que je me remémorais cette scène, je me revivais en train de regarder le requin, mais surtout je le voyais en train de me regarder, moi.  Il regardait en effet, à l’intérieur de mon masque… et là, derrière la vitre, il n’y avait à voir que mes propres yeux.  Je veux dire que, équipé de l’attirail de plongée dont certains appareils avaient des parties chromées ou colorées,  il aurait pu regarder autre chose de moi.  Mais non !  Il regardait dans mon masque !...  0u mieux encore : il regardait le regard qui le regardait.  (Note : la tête du requin est conique et son champ visuel admet une zone de superposition binoculaire, pour les objets qu’il fixe devant lui).

           Encore un coq-à-l’âne.  La nature est prodigue d’ocelles qui font le plus souvent de très belles décorations (à notre goût), mais qui en réalité sont retenus par l’évolution parce qu’ils prennent fonction d’épouvantails, pour dissuader les agresseurs.   D'ailleurs ces ocelles qu'il ne faut pas confondre avec de simples taches, ne sont portés que par des espèces vulnérables.  Il y a des ocelles à profusion dans le milieu marin, arborés par les organismes les plus divers et les plus éloignés dans l’échelle des formes de vie.  Le phénomène de convergence évolutive ne saurait être mieux illustré que par le port d'ocelles.   Mais il y en a aussi beaucoup dans le monde terrestre, chez les papillons notamment ainsi que chez beaucoup d'autres espèces sans parenté phylogénétique.   Je parlerai plus spécialement des paons, mais j’ai même vu des ocelles, très bien dessinés, dans la région péri-anale d’un macaque, qui se débrouillait pour bien les montrer lorsqu’il avait à fuir une situation menaçante.   Les ocelles déconcertent les agresseurs et même si cet effet est modeste, l'infime temps d'hésitation qu'il entraîne en moyenne, suffit à influencer favorablement la balance pronostique d'une espèce.

           Je reviens au paon dont il se dit couramment depuis le XIXe siècle, que la queue démesurée serait la conséquence d'une tendance sexuelle aberrante des paonnes à choisir les mâles qui en sont les mieux lotis, ceci pour l'unique motif de l'attrait sexuel, alors que ce mode de choix qui semble très répandu dans la nature, interviendrait le plus souvent à contre-intérêt par rapport aux logiques évolutives de base.

           À se bercer dans cette idée, les pauvres paons darwiniens, victimes de la sélection sexuelle, ne pourrons bientôt ni voler ni marcher, par pure crétinerie sexuelle de la part de leurs inconséquentes femelles.  Darwin ne travaillait pas son idée de sélection sexuelle dans la dentelle, car le comportement étant pour lui transmis par hérédité, l'inspiration sexuelle l'était pareillement, et c'était donc quelque chose dont les espèces devaient en quelque sorte subir le pré-établi, sans qu'aucune intelligence biologique n'en vienne illuminer sémantiquement le fait ni assouplir l'adaptabilité.  Même les plus importantes des théories qui charpentent nos sciences, prennent parfois des arrondis esthétisants ou des raccourcis, par défaut de mieux comprendre.  Ainsi la théorie de sélection sexuelle intervint dans la théorie de l'évolution pour résoudre en un seul coup bien commode, des tas de faits disgracieux pour lesquels Darwin ne savait pas d'explication.  C'était la roue de secours d'une théorie évolutionnaire dont le pouvoir se révélait (apparemment) limité sur un grand nombre de questions secondaires dont les détracteurs ne se privaient pas d'exploiter les failles à grand bruit.  Il faut avouer pourtant que l'idée de la sélection sexuelle était si géniale qu'elle inflige beaucoup de regret lorsqu'il s'agit d'en dénoncer la fausseté de conception.  D'ailleurs, afin d'atténuer le caractère abrupt de ce que je dis, je dois prendre soin de préciser le rouage théorique exact que je mets en question, car au fond, il n'est un secret pour personne que la sélection sexuelle existe bien.

           En maintenant le propos sur le cas du paon qui représente si bien le paradigme du problème, mon reproche vise donc principalement le fait que le facteur du choix sexuel soit conçu comme intervenant en toute gratuité de cause, sans aucune articulation sémantique en prise sur l'intérêt vital fondamental, seulement parce que la paonne est "séduite" par la livrée "élégante" de son paon, et donc en prenant la chose sous un angle anthropomorphique au premier degré.   Mais je vais rétablir la vérité : si la sexualité semble intervenir sans structure sémantique valable, c'est tout simplement parce que Darwin n'a pas compris qu'il existait une telle structure en dessous des faits qui lui apparaissaient.   En conséquence, dépourvue du sens réel qu'elle revêt pour la conservation de l'espèce, la queue hypertrophiée du paon ne se présentait à Darwin que sous le jour stupide d'un simple handicap ou d'une anomalie évolutive.

           Mais, ayant tant accablé le père de notre pensée biologique moderne, il me faut aussi lui rendre cette justice de noter qu'il ne fut pas le seul à se méprendre, et que même cinquante ans plus tard, Freud ne fut pas davantage dans le fin métier de la dentelle avec sa théorie sexuelle totalitaire qui ne pouvait que propulser la sexualité sur le trône irrationnel qu'occupaient avant elle les divinités.   De quel principe occulte pourrait bien relever une force autonome qui se tiendrait au-dessus du monde vivant pour en gouverner l'existence ?   La sexualité ne peut pas exister dans ce rôle.  Prise au sens abstrait de la force psycho-comportementale qui pousse les êtres sexuellement différenciés les uns vers les autres, en permettant le renouvellement et la perpétuation des espèces, cette force ne peut que résulter de structures et processus vitaux plus profonds qui restent à découvrir et définir.  Elle ne peut pas être intrinsèquement.   Pour revenir plus explicitement au propos, il y avait nécessairement une structure de soutien en dessous de la phénoménologie sexuelle dont Darwin appréhendait superficiellement le fait.    Ne pas avoir perçu l'existence de cette structure de soutien, l'empêcha de comprendre la cohérence biologique des faits qu'il constatait, ainsi que leur conformité à la sélection naturelle et à la théorie de l'évolution dont il était l'auteur.  

           Dans la profusion de détails que l'on peut lire à ce sujet dans "La descendance de l'homme et la sélection sexuelle" (tome 2),  il y a par exemple, l'histoire mal comprise d'un paon qui vint se pavaner en faisant la roue, devant un animal totalement étranger à son espèce.  Or l'auteur persista dans la pensée que ce comportement était une parade de séduction dans le genre "voyez comme je suis beau et désirable avec ma belle queue ocellée !", et relatait cette anecdote afin de démontrer combien était puissante l'autorité du facteur de sexualité dans les comportements animaux.

           Darwin ne négligea pas de parler des ocelles qui garnissent si extraordinairement la queue des paons, mais il consacra de nombreuses pages à conjecturer sur la façon dont leur aspect graphique si étonnant, avait pu dériver peu à peu de motifs linéaires plus communs que devaient porter les espèces qui les avaient précédés.  L'auteur n'était à aucun moment dans l'opportunité de questionner leur fonction autre qu'esthétique, celle-ci étant bien entendue, puisque les centaines de pages qu'il écrivait au titre de la sélection sexuelle, n'avaient pour seule intention que de montrer comment les femelles choisissaient les mâles dont les attributs d'apparat leur faisaient le plus d'affriolante suggestion.  Selon le mot qu'il utilisa, les ocelles n'étaient qu'une affaire d'"élégance".  Je m'avoue bien d'accord avec Darwin pour reconnaître l'insondable beauté du plumage des paons et de leurs ocelles, mais je suis en revanche très étonné qu'il ait pu admettre sans marquer d'hésitation qu'un seul critère esthétique fût bien suffisant pour susciter la concupiscence des femelles, ou plus généralement, que ce fût suffisant pour supporter la machinerie sexuelle de l'évolution, comme si dans la définition de la vie, la place de la sexualité pouvait n'être que celle d'un acte de légèreté superficielle, sans implication d'un rouage sous-jacent gravement imbriqué dans la condition basale de vivre.  Ce serait comme attribuer le fait que nous mangions, au seul plaisir gustatif que cela nous apporte, en méconnaissant que cette activité est d'abord soutenue par les structures d'expression d'une nécessité vitale.  Pour autre exemple, le boulimique n'est pas quelqu'un qui se débat dans l'engrenage superficiel d'un plaisir de manger, mais dans celui plus profond d'une mise en question de sa cohérence de vie.  Le fait de manger avec plaisir n'est que la superstructure d'un complexe vital.  Plutôt que de dire de la sexualité qu'elle correspond aussi à ce schéma, je devrais dire qu'elle lui correspond "surtout", car l'importance vitale des structures de motivation sous-jacentes est directement mesurable à la frénésie des engagements et à la force des impressions de plaisir qu'elles génèrent.

            De tous temps, les oiseaux ont dû protéger leurs couvées des prédateurs, ce qu'ils font plus ou moins efficacement selon les espèces, par un partage des compétences au sein des couples.  Chez les paons, durant que la femelle pond, couve ou s’occupe de la progéniture, elle compte sur la roue à ocelles du mâle, pour faire paravent entre les intrus et la nichée, ainsi que pour dissuader les malfaisants.  Je ne résiste pas à noter que lorsque j'avais photographié le paon ci-dessous, il était venu à moi en faisant une magnifique roue qui masquait la moitié du paysage.  M'étant présenté en bordure de son territoire, croyez-vous vraiment que ce paon voulait me "séduire" ?  

           Bien sûr que non… et cela n'avait absolument aucun lien, ni avec la séduction, ni avec l'esthétique, ni avec la sexualité !...  Il s'était avancé pour faire son strict métier de paon et m'avertir du regard mystérieux et déterminé de ses ocelles, afin que je me tinsse à l'écart.  C'est pour cette importante fonction, qu'à la dimension et l'état de sa queue ocellée, il avait été plébiscité pàr ses femelles. J'ajoute ce petit détail qui n'aurait jamais dû échapper à Darwin : comme tous les animaux, une paonne est à mille lieues de pouvoir juger de la moindre question d'esthétique.

       

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          Chez toutes les espèces d’oiseaux, diversement spécialisées pour se défendre des agressions extérieures, la parade nuptiale du mâle n’est pas une manœuvre de séduction au premier degré d'anthropomorphisme où nous tendrions à l’imaginer, mais une séance de démonstration des moyens dont il dispose pour défendre le couple et sa progéniture.

            Ce n'est pas un copulateur que la femelle choisit, mais une protection pendant qu'elle aura à couver et s'occuper des petits.  Avec la vision anthropomorphique impénitente que nous en avons de la vie, nous nous gaussons beaucoup, par exemple, de ce que la femelle lionne chasse pour servir le couvert à toute la famille, pendant que le roi des animaux fainéante plaisamment.  N'en déplaise à nos fabulistes, c'est pourtant là une scène biologiquement cohérente dans laquelle la lionne n'attend pas du tout que son mâle se charge des besognes courantes.  Elle l'a choisi uniquement pour qu'il intervienne en cas de menace, par la vertu intimidante de son altière crinière, et plus simplement par sa capacité offensive réelle en cas de besoin.  Les femelles ont besoin il est vrai de protection, car la gestation, la mise bas, l'allaitement et les soins aux petits la mettent en position vulnérable.  Le mâle fait l'agent de sécurité.  Mais ceci permettant à la lionne de s'occuper plus tranquillement de ses petits, il ne faut pas se tromper sur l'ordre des valeurs ; la motivation biologique qui prévaut dans la nature, est cependant l'égoïsme individuel fondamental, car si elle compte sur le lion pour protéger sa portée, en fait la lionne se protège d'abord elle-même, comme le montre très bien le fait qu'elle supporte de son lion de seconde noce, qu'il tue les petits qu'elle avait eus avant de le connaître. 

          Je reprends le bon exemple contre-évolutif du paon que l'on croyait victime d'une stupide sélection conduite par l'intérêt sexuel.  Loin d'être une erreur de la nature, la queue à ocelles du paon lui sert à défendre sa famille et favorise la perpétuation de l'espèce, et cette correction apportée à l'interprétation commune, frappe de nullité la thèse darwinienne de la sélection sexuelle.  Le cas des paons peut être étendu à une majorité d'espèces parmi les oiseaux, dont les rituels "nuptiaux" de forme très diverse, ont été interprétés comme relevant exclusivement de la sexualité alors qu'ils sont des parades dans lesquelles le mâle montre à la femelle de quelle manière il s'interposera devant les agresseurs pour les dissuader d'avancer davantage, ou comment il les trompera.  Croire que ces diverses stratégies de défense ne soient qu'autant de stupides chorégraphies du désir sexuel ou autant de langages naïfs du libertinage amoureux, est une erreur de titan.  C'est une erreur sur la finalité, donc une erreur fondamentale sur le sens de ce que l'on veut expliquer.  Certes, la sexualité s'ensuivra, car elle a un rôle à jouer dans l'agencement du contrat familial, mais à sa place, et non en tant que motivation initiale.  Dans la nature à nu, le moteur premier est celui de "vivre", et dans cette optique, "vivre pour copuler" n'a aucun sens : les animaux copulent pour vivre, et non l'inverse.  Il n'y a que l'homme, par la surface lubrique de sa psychologie, qui trouve le moyen de faire autrement (sans savoir toutefois qu'en dessous, sa motivation sexuelle profonde est assujettie à la même loi du "pour vivre", que les animaux).  En réalité il y a beaucoup d'ambiguïté dans ce problème d'évolution, car il est vrai que l'on pourrait toujours soutenir que les parades animales qui sont manifestement faites pour choisir les accouplements, sont finalement des épreuves de sélection, ce qui entraîne l'idée que la "sélection sexuelle" existe, de toute façon.  Cependant, les caractères qui sont ainsi sélectionnés ne sont pas contraires aux intérêts de l'espèce mais favorables à son évolution adaptative.  La notion de sélection sexuelle de Darwin, ne tenait que parce qu'il avait cru qu'elle s'opposait à l'évolution adaptative de base.  Ceci étant effectivement contestable, tout rentre sous la notion d'évolution des espèces par la sélection naturelle, et la sélection sexuelle est sans objet.  On peut en parler si l'on manque d'occupation, mais pour l'évolution des espèces, cela n'entre pas en ligne de compte.

       

           Ce ne sont évidemment pas les papillons qui choisissent de se protéger derrière un masque humanoïde, mais c'est l'évolution qui le choisit pour eux, en fonction de ce qui peut ralentir leur prédation par les oiseaux.  La question se tourne alors vers les oiseaux.  Pourquoi seraient-ils sensibles à la vue d'un masque humanoïde, alors que leurs vrais prédateurs dont ils ont à se méfier sont les chats ?  Mais la question est la même pour les papillons portant des ocelles :  pourquoi les oiseaux seraient-ils sensibles à la présence d'ocelles ?

           Je pose l'hypothèse qu'entre le masque humanoïde et les ocelles, l'élément problématique qu'ils ont en commun est en réalité le principe du "regard".  En effet, la proportion de papillons porteurs d'un masque est infime à côté de ceux qui portent des ocelles, et l'on peut donc estimer que les masques ne seraient qu'une certaine façon de porter une fonction d'ocelles.  Cela ne résout cependant pas tout le problème, car un masque humanoïde n'est quand même pas égal à n'importe quel décor.  Pour la part d'explication qui manque, il faut se retourner vers la propriété d'intégration de notre vision.   Dés que nous avons la proposition visuelle de deux taches au-dessus d'un trait horizontal et médian, ou d'un jeu de formes analogues installées en symétrie horizontale, nous traduisons cela avec force d'impression comme étant la représentation d'un visage humain dans laquelle nous enrôlons tout le reste des détails graphiques, pour un réalisme final remarquable.  La preuve des abus de cette fonction d'intégration, c'est qu'en retournant la photo du papillon, l'illusion ne fonctionne plus, alors qu'il s'agit toujours des mêmes éléments graphiques.   Ainsi est-il possible de se convaincre que le masque que nous voyons comme humanoïde est en réalité aussi bien un masque de félin, et cela explique mieux qu'il ait été sélectionné par l'évolution de ce papillon, pour la peur qu'il inflige aux oiseaux.

           Autant il est facile de se représenter comment une espèce peut se transformer dans le sens d'une meilleure adaptation au milieu qui lui est offert, autant nous paraissent incroyables les processus que l'on est amené à découvrir lorsqu'il s'agit d'une évolution qui se fait sous la pression d'une prédation.  Incroyable est en effet l'évolution de ce papillon qui reconstitue quasi-photographiquement sur son dos, l'image du prédateur de son prédateur, "afin" de lui faire peur pour le tenir en respect.  En clair, l'évolution du papillon reconstitue le masque d'un chat, qui est le principal prédateur des oiseaux, afin de les effrayer pour les tenir éloignés.  Dans le processus effectif, la pression prédatrice des oiseaux s'exerçant continuellement, seuls les papillons les plus neutres étaient choisis pour être mangés, tandis que tous ceux qui portaient un détail graphique quelconque pouvant vaguement leur déplaire ou les inquiéter, même un détail insignifiant,  étaient laissés de côté.  Or, c'était uniquement ce rebut peu avenant qui se reproduisait, tout en reconstituant patiemment par accumulation de chaque détail rejeté, l'image toujours plus précise du symbole de terreur qui habite par expérience le mental des oiseaux : l'image d'une face de chat, cet animal à la fois rusé et terriblement agile auquel chaque oiseau a l'occasion d'échapper plusieurs fois dans sa vie avant de se faire prendre.  Le système n'est pas précis lorsqu'on l'imagine sur quelques années, mais il peut devenir d'une précision diabolique sur des millénaires, lorsque la pression est fidèlement exercée par un unique prédateur (la prédation des chauves-souris n'intervient pas dans le processus de formation d'un masque… ni pour celui des ocelles, d'ailleurs).  C'est un peu comme si l'évolution avait fait en peinture pointilliste, le portrait de la terreur qui hante le cerveau des oiseaux, en se basant sur le soin qu'ils prenaient à ne manger que les papillons qui leur paraissaient les plus gentils.   Vu ainsi, c'est également une sorte de peinture au pochoir.

           Il y a beaucoup de petits oiseaux sauvages qui me font l'honneur de visiter mon jardin.   Je leur donne de temps à autre des mélanges de graines pour éviter qu'ils ne saccagent trop les plantes dont j'observe les comportements.  Dans le mélange, un type de graine ne leur plait pas, et je n'ai jamais pu les prendre en défaut à ce sujet : il m'ont toujours soigneusement laissé les graines qu'ils n'aimaient pas, quand toutes les autres sans exception avaient été mangées.  (Je donne cette précision pour expliquer pourquoi les oiseaux sont arrivés à dessiner avec une telle précision, l'image de leur terreur sur le dos des papillons… simplement parce qu'ils sont exigeants et d'une parfaite exactitude dans le choix de leur nourriture).

           Une question encore.  Pourquoi auraient-ils provoqué la formation d'un masque de chat sur cette espèce de papillon d'ailleurs assez rare, et non sur beaucoup d'autres ?  Pourquoi tous les papillons n'ont-ils pas un masque de chat ? 

           La réponse à cela est d'abord de remarquer que des masques ont quand même été "peints" sur plusieurs espèces, bien que cette particularité graphique ne fût pas transmise phylogénétiquement d'une espèce à l'autre.  Mais en explication principale de leur relative rareté, il faut considérer que le tournant d'évolution vers un masque, ne pouvait idéalement être pris qu'à partir de papillons présentant une surface dorsale visuellement vierge, afin que la sélection pratiquée par les oiseaux s'oriente vers la formation d'un masque, sans que leur "instinct sélecteur" ne subisse une déviation.  Dans tout autre cas où existent déjà quelques éléments graphiques sur le dos des papillons, formes quelconques ou ocelles, l'action sélectrice est perturbée et l'évolution ne peut aller qu'en continuant ces formes, dont l'effet final peut s'inverser vers le camouflage au lieu de faire épouvantail.  Mais je suppose que la formation d'un masque sur le dos d'une espèce de papillons dépend aussi des circonstances d'une région,  des oiseaux qui l'habitent, ainsi que des prédateurs de ces oiseaux, car c'est finalement le portrait de ces derniers, que l'évolution a peint sur le dos de ces papillons.

           Des masques à fonction d'épouvante, aux simples ocelles dont le port est encore plus fréquent, les espèces vulnérables semblent indiquer que l'évocation d'un regard intimide et dissuade les agresseurs.   Au fond du problème, il s'agirait de savoir d'où viendrait que le regard ait un tel pouvoir sur eux.  Cela aiderait aussi à comprendre l'universalité du problème, quand on sait que toute la tranche supérieure du monde animal est concernée, au point qu'il n'est pas conseillé de regarder dans les yeux de nombreux animaux que cela pourrait rendre furieux, sans parler des nombreuses implications psychologiques du regard chez l'être humain.   

           Que regardait donc ce requin dans mon masque de plongée ?  Que pouvait-il bien y chercher qui pût avoir du sens pour lui ?  Nous possédons une fonction perceptive et mentale qui nous permet de classer nos acquisitions de connaissances, de façon à nous rendre disponibles au fur et à mesure pour traiter les nouveautés.  Nous archivons et banalisons le connu.  C'est une sorte de digestion mentale qui nous est nécessaire.  Ainsi, dans notre monde digéré, nous semble-t-il naturel qu'un animal nous regarde, et même qu'il cherche à nous regarder dans les yeux, alors qu'il y aurait tant à interroger dans ce fait.  Le requin badaud auquel j'avais eu affaire déchira d'un seul coup le voile de banalisation qui couvrait cette question, en me montrant la grande étrangeté de deux organismes tellement éloignés dans leurs contextes de vie, et qui pourtant, avaient résumé leur rencontre à une seule recherche du regard l'un de l'autre.  A travers la vitre du masque de plongée, par les yeux de ce requin, c'étaient la fondamentalité et l'universalité du  problème, qui m'avaient regardé.

           Je comprends qu'un animal regarde la nourriture qu'il va avaler, mais expliquer pourquoi il peut s'attarder dans le regard d'un autre organisme, est un peu plus compliqué.  L'expérience des sévères réalités de la vie engendre l'agressivité et la méfiance, et la lecture du regard de l'autre permet dans une certaine mesure de surveiller ses intentions.  Mais les yeux ne sont pas dangereux en eux-mêmes, et y lire quelque chose de l'ordre des intentions est assez illusoire, déjà pour les humains, et plus encore pour les animaux.  Or deux hommes qui s'affrontent se regardent dans les yeux avant de déclencher le premier acte agressif réel, bien que le danger ne puisse pas venir effectivement de leurs yeux.  Mais les animaux qui s'affrontent en font très exactement autant.  Tous, hommes et bêtes, commencent leur affrontement par une phase de jaugeage psychologique avant de passer aux actes concrets.   Les yeux se tiennent en respect et en questionnement des ressources et de la détermination de l'autre.  Le but est de savoir lequel se sentira en force de persister ou de renoncer. 

            Dans le monde animal, le gagnant de cette bataille psychologique maintient sa position de face et son regard droit sur son adversaire lorsqu'il fond sur lui.  Dans le même temps, le plus faible entreprend de se détourner pour s'échapper, et présente son flanc à son agresseur.  C'est ainsi qu'il existe une loi générale des postures lors de l'affrontement des prédateurs et de leurs proies : la proie est caractérisée par sa présentation de flanc ou de dos, donc le plus souvent asymétrique, tandis que l'agresseur est toujours perçu parfaitement de face lorsqu'il accomplit son attaque.   La symétrie faciale caractérise l'attaque du prédateur, avec pour repère majeur, celle de ses deux yeux.   Au sujet des proies qui détalent en présentant leur flanc, je peux citer l'exemple très démonstratif de ces petits requins vulnérables des récifs coralliens, que la sévérité de leur sélection naturelle a peu à peu gratifiés d'un bel et grand ocelle peint en travers du flanc (photo ci-dessous). 

           Chez les animaux, voir la symétrie de l'adversaire est comme voir sa mort.  Or avant d'en être victime, ce qui ne saurait se produire qu'une fois, l'animal connaît déjà le sens létal de la symétrie, par projection, ou réciprocité de l'expérience, comme mes poissons savaient la dangerosité de ma flèche sous son angle d'alignement.  Pour autre exemple de projection du danger, le petit enfant humain procède aux premières phases de sa construction mentale (entre autres processus) par la projection de sa propre dangerosité buccale sur les êtres extérieurs, réels ou fantasmés, dont l'image du loup ou de l'ogre sont des archétypes.  Ce qu'il projette est sa propre expérience des aliments solides qu'il mord et qu'il avale.  Ayant cette expérience de manger, il construit inconsciemment la réciprocité d'être mangé à son tour.  Le danger dont il projette l'image autour de lui, se tient toujours dans l'ultime posture d'une face grimaçante, aux yeux symétriques.   Rorschach et ses successeurs n'ont jamais bien su exactement pourquoi le test des taches d'encre n'était censé marcher idéalement qu'en pliant la feuille de papier pour obtenir un jeu de taches symétriques.  Mais c'est un fait, les patients du test mobilisent bien plus facilement leur imaginaire profond à la vue des taches symétriques, que devant des taches dont la disposition est quelconque.   La symétrie sollicite les éléments fondamentaux d'une mise en jeu vitale.            

            Jean-Pierre Douence, 28 juin 2013

         

       

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      Cette photo de Requin chabot ocellé

       (Hemiscyllium ocellatum)

      a été mise dans le domaine public

       par son auteur, Christine Rouanet.

      Elle provient du site

      http://faaxaal.forumgratuit.ca/t1366-photos-de-requins

       

       

       

       

       

       

       

       

       

       

       

       


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